dimanche 20 mars 2011

Expertise culturelle: la communauté Hamshen

En quoi consiste le travail d'expertise culturelle? Tout simplement dans le fait d'explorer et d'analyser tous les aspects concernant un groupe réuni autour d'un même thème, d'une même idée ou croyance,et décrire un cadre de référence de la communauté à travers quatre grands axes centraux: référence à des emblèmes, référence à des normes et valeurs, référence à des croyances et connaissances, référence à une mémoire collective. Mon choix s'est alors porter vers une communauté vivant au Nord-Est de la Turquie, les Hamshens ou Hemşinli, d'origine arménienne et convertis en grande partie de force à l'Islam entre les XVIIè et XIXè siècle, et voir comment se construit aujourd'hui l'identité de cette communauté, symbole du phénomène d'acculturation dont on nous parle souvent aujourd'hui, quelles en sont les composantes culturelles et quel regard portent turcs et arméniens sur elle. Mon expertise s'est articulée autour de quelques grands thèmes: histoire, traditions, culture et problématiques autour de l'identité.

Histoire: la famille princière arménienne des Amadouni accompagnée de 12.000 paysans, pour échapper aux persécutions financières et religieuses des arabes, fuit la région du Sud du lac de Van au VIIIè siècle pour venir s'installer dans la région montagneuse des Alpes Pontiques, face à la Mer Noire, sur le versant le plus haut du mont Kaçkar. De cette région constituée de haut-plateaux et jalonnées de vallées couvertes de forêts profondes que traverse la rivière Fırtına,la communauté y donnera son nom, du fondateur de la ville Hammamshen, Hammam, fils du prince Amadouni et qui conduira au fil des siècles à appeler la région Hamshen pour les arméniens et dès le XVIè siècle sur les documents officiels ottomans Hemşin . Voisins des lazes de Géorgie dont ils vont adopter le mode de vie, jusqu'au XVIè siècle les Hamshens vivent paisiblement, sur un territoire semi-indépendant malgré la domination ottomane et le monastère Sourb Khatch est un centre culturel chrétien très actif. Mais l'affaiblissement du pouvoir ottoman conduit les autorités à convertir de force les populations chrétiennes de la Mer Noire et si pour les grecs pontiques et les lazes, la conversion s'effectue de façon relativement rapide, il en est autrement pour les Hamshens. Ceux qui vivent aux côtés des lazes, en bas des vallées, se convertissent sans trop de résistance, pour des raisons financières essentiellement mais plus on monte en altitude et plus la résistance des chrétiens est forte et les turcs massacrent ceux qui refusent de se convertir. L'opération durera 200 ans, provoquera la fuite de milliers d'Hamshens vers l'Est et la région de Artvin et un schisme au sein de la communauté. La guerre turco-russe de 1874 achevera ce processus d'exil avec le départ de nombreux hamshens vers la Géorgie et le Sud-Est de la Russie. Aujourd'hui la communauté Hamshen est scindée en trois groupes: ceux de la région de Rize, turcophone et musulmans, ceux de la région de Artvin arménophones et musulman, et ceux de Géorgie et de la région russe de Krasnodar, arménophones et chrétiens.

Traditions: c'est une communauté pastorale et agricole, patriarcale où les hommes partent en ville pour travailler tandis que les femmes restent dans les montagnes à cultiver le thé, les agrumes et s'occuper de l'élevage bovin. Ils sont réputés pour leurs anecdotes et leur humour, leur gentillesse mais aussi leur rudesse de caractère et leur solitude. Enfin ils sont de très bons commerçants, boulangers, transporteurs de marchandises, tenanciers d'hôtels et de salons de thé mais du fait de conditions naturelles difficiles ( une brume épaisse quasi-permanente et des pluies abondantes), ils ont la réputation d'être de grands joueurs et surtout d'être les plus grands buveurs de raki de toute la Turquie.
Langues: ceux de la région de Rize parlent un dialecte turc, composé d'une grande base lexicale arménienne et quelques mots lazes et ceux de la région de Artvin et de Géorgie/Abkhazie/ Krasnodar parlent un dialecte de l'arménien occidental, le homshetsma, où on retrouve de nombreux mots turcs.

Culture: la culture hamshen est essentiellement basée sur les arts de la danse et de la musique, d'ailleurs les deux sont intimement liés. On y danse le horon ou un koçari, emprunté aux arméniens et aux lazes, sur une musique jouée à partir de tulum ( sorte de cornemuse), de kemençe (sorte de lyre grecque) et de ney ( variante de flute). Le tout donne un ensemble festif et joyeux, propice aux fêtes estivales de vartevor, réminiscence de la fête arménienne de vartavar, entre autres. Pas de littérature écrite mais seulement une littérature orale, transmise à la jeune génération par les anciens et faite de mythes et légendes. La cuisine est celle des montagnards, seules des produits tels que le thé, le miel, les anchois, le beurre et le fromage fabriqué localement attestent d'une spécificité de la région. Elle se situe en gros entre la cuisine turque et géorgienne. L'architecture se démarque du reste et affirme une singularité avec des constructions en bois, les serender, où sont entreposées les nourritures et les yayla, batisses de bois et de pierres, véritables résidences secondaires construites tout près des sommets des montagnes. Enfin, le cinéma commence à voir arriver, depuis le début des années 2000, une génération de jeunes cinéastes hamshens et quelques films sur la communauté et en langage homshetsma, citons par exemple "momi", "sonhabar" ou le film en turc "Yüreğine sor" sorti l'an dernier.

Identité: une même communauté pour trois groupes distincts avec peu de contact entre eux et donc forcément une identité conflictuelle quant à leur origine. Certains rejètent purement et simplement leur origine arménienne, se revendiquant plus turc que les turcs, d'autres reconnaissent leur origine mais se sentent profondément turc et d'autres encore revendiquent leur arménité. Aujourd'hui le facteur religieux, l'islam, fait partie intégrante de leur identité et aucun ne renie cette religion, même après avoir eu connaissance de son origine arménienne. Beaucoup d'hamshens chrétiens vivant en Géorgie et en Abkhazie, s'ils se savent arméniens, ignorent très souvent qu'ils viennent de la région de Hemşin. Enfin, il y a une relation très conflictuelle avec l'Arménie, qui voit en eux des frères arméniens mais aussi des traitres du fait qu'ils sont devenus musulmans, et du côté turc, les Hamshens sont très souvent confondus avec les lazes et considérés comme des paysans, des arriérés. Pas évident donc de trouver sa place avec tout ça mais ils ont su, au fil des siècles, conserver leurs particularités en y incorporant à une origine arménienne de base des éléments lazes, une nouvelle religion l'Islam et une appartenance ethnique nouvelle à la Turquie.

Le cadre de cette expertise culturelle étant restreint, je n'ai pas encore pu découvrir toutes les richesses que cette communauté renferme en elle et mériterai qu'on se penche plus sérieusement. De nombreuses études scientifiques, linguistiques et universitaires sont actuellement en cours en Turquie, en Arménie mais aussi aux USA et Russie. Et une série de conférences sur la trajectoire de vie singulière de ces arméniens musulmans s'est tenue en juillet 2008 à Yerevan.

P.S: A noter que dans le cadre de mon cursus "Communication et Formation Interculturelle", je travaille à la mise en place d'une exposition-photo ayant pour thème la communauté Hamshen, et qui devrait voir le jour dans le courant de la deuxième moitié de l'année 2012.