samedi 23 avril 2011

Le Tamada: une tradition caucasienne

Les traditions et les coutumes d'une civilisation sont en général très instructives quant à la mentalité, au mode de vie et aux croyances du peuple qui la compose et quand celles sont communes à plusieurs peuples d'une même zone géographique, cela se révèle encore plus intéressant.

La tradition du banquet et le rôle du « tamada » se retrouve commune dans les trois pays de la Transcaucasie et bien que le principe reste toujours le même, la tradition géorgienne apparaît comme étant la plus structurée, la plus codifiée et la plus riche, les traditions arménienne et azérie se différenciant seulement par quelques variantes propre à chacune de ces cultures.

La complexité du rôle du tamada, véritable maître de cérémonie et les qualités qu'il requiert font qu'on parle très souvent d'un « art du tamada » en tant que performance artistique. Alors quelle est l'origine de cette tradition, comment est-elle pratiquée d'un peuple à l'autre, quelle signification ou portée socio-culturelle a cette tradition du banquet? C'est ce que nous allons voir de suite dans une vue d'ensemble de la tradition dans chacun des trois pays de la Transcaucasie.

Origines

Dans les historiographies arméniennes et géorgiennes, on trouve la présence de banquets et de festins célébrés par les cours royales dès les touts premiers siècles de notre ère.

Chez les arméniens, on se souvient du banquet donné en l'honneur du roi Khosrov au IIIè siècle, où il trouvera la mort au cours de la chasse qui en suivit. Et les récits du Buzandaran recèle d'exemples de banquets donnés par les rois arméniens au cours du IVè siècle, notamment avec Arshak II et Pap. Cette tradition semble tout droit venue des perses de la cour des Arsacides qui l'auraient également initiée auprès des géorgiens.

L'idée de banquet en Géorgie est très intimement liée à leur grande culture du vin. Depuis la nuit des temps, les géorgiens ont un amour passionné pour le vin, qui selon une légende serait né de Géorgie, et lors de banquets ils le buvaient en l'honneur de leurs divinités.

Il est à noter au passage que le terme de « supra » pour désigner le banquet tire son origine du mot perse « sofreh » et qui signifie « couvrir la table »,.

Dans la forme que l'on connait aujourd'hui, la tradition du banquet date du début du XIXème siècle. Il existe deux sortes de supra: les supra festifs, pour des occasions telles que des anniversaires, des baptêmes, des mariages ou tout autre événement spécial, qu'on apelle « Keipi » et les supra où on commémore le décès d'un proche et qu'on apelle « Kelekhi ».

Peu importe la taille du banquet ou le nombre de convives, le supra obéit à un certain nombre de règles très strictes et très codifiées, dont le personnage central sera le Tamada, sorte de maitre de cérémonie du banquet, qui préside au bon déroulement du festin et au bien-être de ses convives, et régente le rituel des toasts.

Choix du tamada

Le supra est un élément socio-culturel incontournable dans la vie géorgienne et il est impossible de séjourner en Georgie sans expérimenter un supra, tant la tradition est forte dans le pays. Le supra apparaît aujourd'hui comme le dernier rempart face à la disparition progressive des traditions en Géorgie en ceci qu'il contient bien sûr tous les ingrédients qui constitue le repas traditionnel géorgien: khachapuri, khinkali, khartcho, adjapsandali, etc... mais également contient tous les éléments de la culture géorgienne: poésie, chants, danses, anecdotes et légendes se croisent au détour d'un toast sur tel ou tel thème, et offre une multitude d'indices sur la façon de penser des géorgiens, sur les statuts sociaux et les rapports entre les uns et les autres. Cependant l'enjeu primordial du rituel du supra reste d'affirmer sa virilité, notamment dans la lutte continue des convives et des maîtres de cérémonie pour résister aux effets de l'alcool. C'est tout cela que doit prendre en compte aussi le tamada lors de l'événement.

C'est pourquoi le tamada doit être bien choisi car le bon déroulement du banquet depend entièrement de ses qualités d'orateur et d'organisateur. Souvent il s'agira d'un homme qui a l'habitude de tenir ce rôle, un homme qui inspire l'autorité et le respect par sa prestance et par sa renommée dans le village ou la famille mais on pourra désigner parfois comme tamada aussi l'invité en l'honneur de qui est organisé ce supra.

On parle véritablement d'un « art du tamada » car celui-ci doit réunir de nombreuses qualités telles que: l'éloquence, le sens de l'humour, l'intelligence, la culture. Pour chaque toast proposé, le tamada doit faire preuve d'imagination, d'originalité et doit s'exprimer dans une belle langue. Il doit aussi faire preuve d'organisation car il doit décider quel toast proposer à quel moment, le rythme entre chaque toast, pour ne pas perdre l'attention des participants au cours de la soirée ( certains toasts peuvent durer entre 10 et 15 minutes) et pour veiller à ce que les convives ne soient pas ivres trop vite. Enfin il doit pouvoir aussi orchestrer les parties chantées et dansées. D'ailleurs il existe tout un répertoire musical spécialement fait pour les supra, ayant surtout pour origine la région de Kakheti, la grande région viticole de la Géorgie. Enfin et surtout le tamada doit être un bon buveur, tenir l'alcool car aucun des participants et surtout pas le tamada, ne doivent manifester un quelconque signe d'ébriété. Et même dans les régions du Nord géorgien, en Svanétie et Tusheti par exemple, il est extrêmement mal vu pour un tamada, de quitter la table pour aller aux toilettes, ce qui sera interpréter comme un mauvais signe.

Déroulement du supra

Une fois le tamada et les convives en place, on commence par manger de façon informelle, la table est alors remplie d'une multitude de plats traditionnels avant que ne vienne le moment de servir le vin et de trinquer. C'est là que débute vraiment le supra. Le tamada se lève et porte un premier toast.

L'ordre des toasts est très codifié mais varie selon l'événement et la région. Généralement le premier toast est pour la famille, vient ensuite un toast pour chacun des participants, un toast pour Dieu, un autre pour les morts, immédiatement suivi d'un toast pour les enfants, un toast pour la patrie et pour les héros qu'elle a engendrés, un toast à la paix, un autre pour les amis présents ou pas. Enfin le supra se termine toujours par un toast aux femmes, et à celles qui ont préparé le repas et un toast final à la promesse de se revoir bientôt. Chaque toast est accompagné d'un « gaumarjos » ( « victoire à » en géorgien), et tous doivent attendre la fin du toast avant de boire son verre « cul sec ». Dans les campagnes géorgiennes les femmes ne participent pas ou peu au supra, parfois elles ont une table qui leur est réservée mais dans tous les cas elles sont tenues de moins boire que les hommes, elles s'arrêtent de boire lorsqu'elles sentent que le vin fait effet. Le tamada boit souvent dans un qanci, une corne animale tandis que les autres boivent dans des verres à vin.

En Géorgie, pour les supra on ne boit que le vin et dans les supra urbains ( notamment à Tbilisi), on peut trouver aussi la vodka. Si le tamada propose le thème du toast, les convives peuvent intervenir et concurrencer les envolées lyriques et souvent humoristiques du tamada pour en prolonger l'idée, tout simplement en disant « alaverdi » et en demandant la permission au tamada.

Les poésies patriotiques et enflammées de Nikoloz Baratashvili et de Grigol Orbeliani viennent souvent ponctuer les toasts, ainsi que les chansons de Kakheti et d'Adjarie, faites spécialement pour ces occasions, notamment « Kakhuri Mravaljamieri » ( un hymne à la vie éternelle, pour souhaiter « longue vie » à tous les participants ) et « Makruli » ( chantée pour les mariages).

Pour les banquets de commémoration à un mort, le rituel est tant autant codifié. Ici pas de place pour les chants et les danses, mais des toasts entrecoupés de longs moments de silence et de recueillement. Les toasts sont alors appelés shesandobari, ce qui signifie « pour éternelle béatitude ». Ces banquets là ne peuvent être célébrés qu'en trois occasions: immédiatement après la mort, 40 jours et un an après. On propose des toasts à la mémoire du défunt, lui souhaite la paix éternelle puis à la mémoire des proches de la famille et des amis. Viennent ensuite les toasts pour les vivants réunis autour de la table car l'idée est de bien distinguer le monde des vivants de celui des morts. En général, dans ces banquets funéraires, une large place est faite dans les thèmes des toasts au surnaturel, au mystique et à la religion.

Parfois, le tamada est entouré d'assistants, surtout pour les supra de mariage où il peut y avoir jusqu'à 500 personnes. Dans ces cas-là, les assistants relayent le toast du tamada mot pour mot et veillent au bon déroulement de la soirée pour tous les convives. Le but de tout supra, c'est la convivialité, le fait de se retrouver tous ensemble, de boire à la santé de mais sans pour autant détruire la sienne. L'objectif de chacun est donc de ne pas montrer que le vin a un effet sur soi car selon l'imagerie populaire géorgienne, il faut rester assez sobre pour pouvoir se battre si un quelconque ennemi vient à l'attaque.

En Arménie et en Azerbaidjan

On retrouve cette tradition du supra et le rôle du tamada dans les autres pays de Transcaucasie avec le même principe d'un grand banquet autour d'une table en compagnie d'amis, de la famille et des invités en l'honneur de qui est organisé l'événement. C'est le même procédé quant à la désignation du tamada et de son rôle au cours de la soirée. Autour des plats qui sont servis, on retrouve cependant plus souvent la vodka et l'ordre des toasts varient un peu.

En Arménie chaque toast est ponctué d'un « kénats » et est adressé à chaque convive, lui souhaitant de bonnes choses, la santé, le bonheur,etc...D'autres toasts s'adressent à Dieu et il n'est pas rare d'entendre « Que Dieu prête longue vie à ceux qui s'aiment les uns les autres » ou encore « Que Dieu prête longue vie à nos ennemies qu'ils puissent être témoins de notre prospérité ». D'autres toasts évoquent la gloire du passé de l'Arménie et sont très patriotiques. Ces derniers temps un toast est toujours consacré au Karabagh, venant après le toast en mémoire à ceux qui sont disparus comme à ceux qui ont donné leurs vies pour la liberté de la patrie. Selon la tradition arménienne, durant toutes les célébrations les arméniens trinquent en l'honneur des mères mais aussi à la mère-patrie et aux ancêtres. Dans tous les toasts, l'idée générale est celle de souhaiter longue vie et santé à quelqu'un mais aussi de souhaiter l'abondance en tout, et d'abord abondance de la table et abondance de la boisson. Les arméniens préfèrent recourir également à des images pour exprimer une idée plus générale et n'hésitent pas à piocher dans les légendes et dans les mythes nationaux, notamment dans l'épopée épique David de Sassoun.

A celui qui a proposé le toast, le groupe répond « anoush » Comme chez les géorgiens, les toasts sont toujours proposés debout et quiconque veut intervenir doit d'abord en demander la permission au tamada. Pour les occasions plus tristes, selon la tradition arménienne, avant le début du banquet les verres sont retournés et au moment de boire on couvre le verre de la main pour qu'en trinquant il n'y ait pas de clinquement. Toujours selon la tradition, il faut attendre 40 jours avant de pouvoir commémorer le souvenir d'un mort et il faut verser du vin sur le pain ou par terre au moment du toast en « l'immortalité du défunt ». Et pour les baptêmes,il faut attendre qu'un prêtre ait béni la table pour commencer le banquet. Le religieux n'est jamais loin et comme chez les géorgiens, tout le rituel du banquet et le rôle du tamada n'est pas sans évoquer le dernier repas du Christ, le pain et le vin comme symbole de sa chair et de son sang, prélude à son sacrifice pour l'humanité afin d'offrir à cette dernière la possibilité de la vie éternelle et le pardon des péchés.

En Azerbaidjan, le Tamada remplit les mêmes fonctions que dans les deux autres pays de la Transcaucasie. Là aussi, son rôle est de divertir les invités, de créer une interactivité entre eux et leur fournir un certain bien-être. Les toasts portés peuvent durer une quinzaine de minutes et passent en revue toutes les composantes des valeurs azéries. Le tamada azéri puisent son inspiration dans le répertoire national par des anecdotes, des légendes, des proverbes, des blagues, des poésies mais aussi des épisodes de l'épopée nationale, des citations de littérature azérie ou des histoires amusantes du Mollah Nasreddin. A la fin de chaque toast le tamada dit généralement « Sağ ol », qui signifie « soyez en bonne santé » mais on entend plus souvent « sənin sağlığınal », « à ta santé » en français, surtout dans la région de Bakou.

L'ordre des toasts peut aussi varier selon l'événement fêté mais en général on commence par proposer un toast aux parents, aux pères et aux mères les « aghsaggal », ou sinon à l'invité étranger en premier s'il y en a pour respecter la longue tradition d'hospitalité azérie. Puis viennent les toasts à toutes les personnalités politiques, économiques et aux figures sociales qui ont marqué l'histoire de l'Azerbaidjan, aux écrivains et poètes, et d'autres toasts aux femmes qui ont permis que ce banquet soit un succès ( ce toast est toujours suivi d'un autre dédié à toutes les femmes et à toutes les mères). A ce moment là il n'est pas rare d'entendre un « Üstümüzdən əskik olmayasan », ce qui signifierait « Puissions-nous ne jamais manquer de votre guidance et votre attention ». De longs toasts sont consacrés à remercier Allah pour toutes les bonnes choses qu'il puisse offrir aux azéris ( comme la venue d'invités ou de lointains parents) et les guider de sa Sagesse au quotidien. Le tamada propose alors un toast en mémoire de ceux qui sont disparus, aux parents, aux proches, « que la Paix soit sur leurs âmes » et immédiatement enchaine par un toast pour la liberté au Karabagh, toast qui est apparu ces dernières années et on le retrouve dans toutes les cérémonies, aussi bien pour les mariages qu'enterrements ou toute autre fête. Ce toast en est suivi d'un autre pour le retour sur leurs terres des réfugiés azéris. En général le banquet se termine après une longue série de toasts consacrés à honorer chaque convive.

Chez les azéris, comme chez les autres, la seule condition au bon déroulement du banquet est de ne pas discuter avec son voisin, ne pas boire ni manger pendant qu'on propose un toast.


Portée socio-culturelle du banquet et du tamada

Le banquet en Transcaucasie n'est pas simplement l'occasion de réunir ses proches, boire et manger, et passer un agréable moment ensemble mais c'est une célébration ritualisée des valeurs et des traditions socio-culturelles d'un peuple et qui se veut le garant d'un monde du passé, comme une réaction conservatrice face à la modernité et à l'occidentalisation de la société. C'est particulièrement vrai pour la Géorgie où le banquet ou « supra » est très institutionnalisé. La forme du supra que l'on connait aujourd'hui en Géorgie date de la première partie du XIXè siècle et est très lié à la montée des nationalismes. Grigol Orbeliani , considéré comme le père spirituel du nationalisme géorgien a écrit ses poèmes comme des toasts commémorant la mémoire des héros nationaux et leurs actions. Les toasts aux banquets sont devenus très populaires à l'époque et se sont répandus dans toute la région, en réponse à la domination tsariste par une exaltation de l'identité nationale. Le banquet devient aussi la manifestation de la générosité et de la tradition d'hospitalité, autre trait culturelle des peuples de Transcaucasie. Pour les géorgiens, l'art de la rhétorique ici exalté est ici l'occasion de prouver leur amour pour leur langue, pas de place ici pour les insultes et le language trivial, seul est toléré le langage courant ou voire même soutenu, certaines formules se veulent d'une grande complexité grammaticale... Pour les garçons adolescents c'est un rite de passage, en proposant un toast et en buvant le vin, ils montrent qu'ils deviennent des hommes, de faire d'un étranger un allié par l'hospitalité, le supra est le lieu de l'expression de la virilité des hommes, en ne montrant pas les effets de l'alcool, en gardant toute sa maitrise de soi, en développant des qualités d'orateur, de conteur, d'amuseur mais en faisant preuve d'autorité pour se faire respecter. Le rôle de tamada est pour certains hommes qui ont vu leur position menacé comme chef de famille et membre respecté de la communauté par la perte de leur emploi, une manière de conserver un certain prestige auprès des autres. Les toasts sont là pour renforcer les valeurs nationales ( patrie, culture, song, histoire), aux femmes, aux valeurs familiales et à l'identité de groupe. Si les toasts peuvent aborder les thèmes de la politique et de la situation dans le pays, par contre ils ne peuvent contenir de critiques explicites, tout doit être implicite et fait avec beaucoup de subtilités pour conserver le caractère convivial et chaleureux du banquet.

Enfin les toasts impliquent une grande culture générale du pays, une grande connaissance de la poésie, des chansons et des talents rhétoriques mais implique aussi l'idée d'honneur.

De nos jours, surtout pour les banquets dits « urbains », on peut trouver dans le rôle de tamada des femmes. Dans ces cas-là, la tamada devra est une femme résistante physiquement, de tempérament énergique, mais surtout on lui demandera d'être très éduquée et d'avoir une bonne renommée dans la communauté ou dans la famille, pour les banquet plus restreint. Si ce phénomène commence petit à petit à se démocratiser, il reste encore toutefois assez marginal en milieu urbain et quasi-inexistant dans les campagnes de Transcaucasie. La plupart du temps, les femmes peuvent siéger à la table des hommes, être le sujet d'un toast plus que de proposer des toasts. En général, femmes et enfants mangent et boivent, en écoutant les toasts des hommes et en veillant à ce que la table soit toujours bien garnie.

Même en dehors de Transcaucasie on trouve la trace du tamada, notamment en Kazakhstan et Uzbekistan pour l'Asie Centrale, ainsi qu'en Russie et en Ukraine, mais sûrement plus dû à la présence d'une communauté géorgienne qu'à une véritable tradition ancestrale propre. Chez les iraniens, d'où tout est parti, si on organise pour tout un ensemble d'occasions de riches banquets il n'y a pas de tamada ou un quelconque équivalent. En Russie, le tamada est utilisé surtout pour les mariages et les juifs originaires de la Géorgie en partant pour Israel ont emmené avec eux la tradition du supra et du tamada, en laissant la plus grande part des toasts au judaïsme, à la gloire de Yahveh et d'Israel.

Aujourd'hui des tamada professionnels proposent leurs services pour des mariages ou des enterrements, c'est vrai pour tous les pays où on trouve cette tradition sauf en Géorgie où la tradition est tellement ancrée qu'il y a toujours dans la famille ou parmi les proches quelqu'un qui a une longue expérience du rôle et s'y acquitte parfaitement.